La montée du télétravail risque d’accroître les inégalités de genre et de nuire aux carrières des femmes, en particulier celles des mères, préviennent des expertes interrogées par L’actualité.
« Mamaaan ! » Lors de mon entretien avec Yasmina Drissi, la voix de ma fille se faisait entendre en arrière-fond. Bien qu’anecdotique, la situation reflète la réalité de nombreuses travailleuses, forcées d’être aussi multitâches qu’un couteau suisse depuis le début de la crise sanitaire. Plusieurs expertes conciliant télétravail et famille ont d’ailleurs dû décliner notre demande d’entrevue pour cet article, faute de temps.
La directrice générale du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) remarque que ces dernières croulent sous le poids des responsabilités, encore plus avec le télétravail. « On voit une discrimination directe. Les femmes ont une surcharge mentale. Elles doivent s’occuper des enfants et des tâches familiales », constate Yasmina Drissi.
Ce qui explique, d’après elle, pourquoi près de 30 000 Québécoises ont quitté la population active depuis le début de la pandémie. À l’opposé, le nombre de travailleurs masculins a augmenté de 19 800 pendant la même période, selon Statistique Canada.
Un déséquilibre flagrant
Plusieurs études constatent le déséquilibre entre les mères et les pères depuis le début de la pandémie. Selon un sondage du Boston Consulting Group mené aux États-Unis et en Europe en 2020, les mères, par exemple, consacraient 15 heures de plus que les pères aux tâches domestiques chaque semaine avant même l’avènement de la crise sanitaire ; 15 heures pour lesquelles elles ne sont pas payées. Or, l’étude montre que c’est principalement à elles qu’incombent aussi le confinement avec les enfants lors d’un cas de COVID à l’école et l’encadrement scolaire à la maison.
Yasmina Drissi s’inquiète également du risque d’isolement, surtout pour celles qui subissent de la violence conjugale. « On a vu en mode télétravail une explosion des cas de violence, parce que les femmes n’ont plus accès à un réseau social pour “ventiler” ou demander de l’aide », explique-t-elle.
La directrice du CIAFT ajoute que la femme se contente plus souvent d’un bureau de fortune, alors que son conjoint bénéficie d’un espace spécialement aménagé. Comme les travailleuses souffraient déjà davantage de troubles musculosquelettiques liés au boulot que leurs collègues masculins, ce manque d’ergonomie creusera sans doute l’écart entre les sexes.
Pas étonnant que de nombreuses femmes se sentent plus irritées (+ 9 %), plus fatiguées (+ 15 %), plus stressées (+ 14 %) et plus angoissées (+ 12 %) que les hommes dans ces circonstances, selon des enquêtes de Léger.
Malgré tout, une compilation des données disponibles montre que plus de femmes que d’hommes désirent poursuivre le télétravail lorsque les choses reviendront à la normale. Une conciliation travail-famille plus facile, un horaire plus souple et moins de temps perdu dans les transports font partie des principaux avantages cités.
Loin des yeux, loin des chances d’avancement ?
Pour Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration à la TÉLUQ, si les hommes retournent en majorité au bureau après la pandémie, la voix des femmes sera moins entendue.
« Déjà en réunion Zoom, les femmes peinent à prendre leur place. Elles sont interrompues et leurs idées sont ensuite reprises par les hommes. » Selon une enquête de Catalyst, 45 % des femmes trouvent qu’il est plus difficile de s’exprimer en visioconférence, alors que 20 % se disent ignorées.
Diane-Gabrielle Tremblay croit que le mode de travail hybride pourrait faire reculer l’inclusion des femmes et des minorités. « Si elles sont moins présentes au bureau, il y a un risque qu’elles soient oubliées. » Elles pourraient ainsi être tenues à l’écart des conversations importantes et les nouveaux mandats pourraient leur échapper. Même chose pour les chances d’avancement.
« On avait presque oublié la mommy track [NDLR : la voie de garage réservée aux nouvelles mères auxquelles on n’offre plus de grandes responsabilités]. Il faudrait s’assurer qu’elle ne reviendra pas en force », prévient la sociologue.
Le CIAFT appréhende lui aussi un effet négatif sur l’évolution professionnelle des femmes. « Il y a tout l’enjeu de l’invisibilité, estime Yasmina Drissi. Avec le télétravail, les femmes sont beaucoup plus à la maison. Elles ont moins accès à leurs supérieurs et ont moins la chance de se faire valoir. »
Besoin de clarification
Pour éviter que le télétravail n’accentue les inégalités, le CIAFT milite en faveur d’une analyse approfondie de ses conséquences selon le sexe. L’organisme encourage également le gouvernement à adopter une loi-cadre qui réglementerait la pratique et instaurerait des critères clairs pour mettre fin aux mesures arbitraires, qui varient selon les organisations.
Yasmina Drissi donne en exemple le « droit à la déconnexion », reconnu légalement en France depuis 2017. Les gestionnaires devraient notamment s’assurer que les travailleurs ne sont pas tenus de répondre à leurs courriels en tout temps, qu’ils peuvent se permettre de décrocher.
De son côté, Diane-Gabrielle Tremblay recommande aux entreprises de préserver un espace pour les employées qui ont choisi le télétravail afin qu’elles puissent passer du temps au bureau avec les collègues. « Dans certains cas, on pourrait suggérer de faire un diagnostic des inégalités et de sensibiliser les gestionnaires aux enjeux du télétravail selon les genres. Une mixité dans les instances décisionnelles aiderait aussi », ajoute-t-elle.
Il est toutefois encore tôt pour tirer des conclusions sur les effets à long terme d’un mode de travail qui a été adopté massivement il y a moins de deux ans.