Un quartier où les personnes souffrant de démence circulent librement et continuent à vivre comme avant ? Si la chose paraît utopiste, elle existe bel et bien aux Pays-Bas, et le concept fait lentement son chemin ailleurs dans le monde, y compris chez nous. Gros plan sur les « villages Alzheimer ».
Une femme se promène à vélo, un couple sort du théâtre pendant que d’autres préparent le souper: la scène peut paraître banale, mais pas quand on sait que ses différents acteurs sont des personnes atteintes de troubles de la mémoire. Bienvenue à De Hogeweyk, la première communauté du monde conçue spécifiquement pour les personnes souffrant d’une maladie cognitive, située à Weesp, aux Pays-Bas.
Ce centre de soins de longue durée ressemble à s’y méprendre à un village, avec ses rues, ses places publiques et ses jardins, ainsi que quelques commerces comme un pub, un restaurant et une épicerie. Quelque 150 résidents y vivent par « maisonnée » de six ou sept dans de petites habitations décorées selon différents thèmes évoquant leur mode de vie et leurs occupations antérieurs. Les résidents sont également maîtres de leur temps, même s’ils évoluent en permanence sous l’œil vigilant du personnel, qui ne porte d’ailleurs pas d’uniforme.
Selon la Fédération québécoise des Sociétés Alzheimer, les maladies neurodégénératives affectent à l’heure actuelle 141 000 Québécois. D’ici 15 ans, ils seront 260 000 à en souffrir, soit une augmentation de 66 %. Le modèle néerlandais pourrait faire partie de la solution à cette nouvelle réalité.
« Les gens atteints de démence sont encore des humains, capables de faire plusieurs choses. Nous voulions désinstitutionnaliser les soins, pour que ces personnes ne soient pas traitées comme des patients toute la journée », souligne l’un des fondateurs de l’ensemble De Hogeweyk, Eloy van Hal.
Le concept a fait ses preuves. Des résidences du genre poussent notamment en France, au Japon et aux États-Unis. « Les habitants sont beaucoup plus heureux, rassurés et moins stressés. Ils retirent plus de plaisir de la vie », estime Eloy van Hal.
Des éléments clés
Philippe Voyer, professeur titulaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et chercheur à l’Unité de recherche du Centre d’excellence sur le vieillissement de Québec, a visité quelques villages Alzheimer, dont De Hogeweyk, et il est convaincu de leur efficacité. Plusieurs études ont en effet démontré des améliorations chez les personnes âgées atteintes d’alzheimer qui vivent dans une résidence du genre, comme un ralentissement de la perte de l’autonomie et des fonctions cognitives. Ces logements adaptés réduisent également l’anxiété et l’agitation.
« Il faut éviter l’aménagement hospitalier parce que [les gens atteints de troubles cognitifs] ne se sentent pas malades. »
– Philippe Voyer
« Il y a deux enjeux à prendre en compte: la liberté et la sécurité. Ces personnes ont des troubles de mémoire et d’orientation spatiale. Si elles ont l’impression d’être confinées, ça amène beaucoup de problèmes de comportement, de frustration et un sentiment d’emprisonnement. Il faut éviter l’aménagement hospitalier parce que [les gens atteints de troubles cognitifs] ne se sentent pas malades », explique-t-il.
Pour tenir compte de ces particularités, les concepteurs devraient miser sur des environnements aux proportions modestes, selon Philippe Voyer. Pas de vaste cafétéria, par exemple. On privilégie l’approche résidentielle, avec une table de cuisine trônant au milieu d’une petite salle à manger.
Une première au Canada
Depuis août 2019, le Canada compte son premier village Alzheimer, à Langley, en périphérie de Vancouver. Le complexe de deux hectares conçu par NSDA Architects héberge 75 patients dans de petites habitations colorées. « Ça ressemble à un quartier de maisons unifamiliales, avec beaucoup d’espace extérieur. Les lieux favorisent la socialisation et la vie active », explique l’un des architectes associés de NSDA, Eitaro Hirota.
Le complexe comprend un café, une épicerie, un salon de coiffure, un potager et une ferme. S’ils le désirent, les « villageois » peuvent participer aux tâches domestiques. Un peu comme si leur vie d’avant se poursuivait.
Tout a été pensé pour réduire l’anxiété des résidents. Les architectes ont éliminé les longs corridors qui rappellent les hôpitaux, camouflé les clôtures, et installé une signalisation faite de panneaux colorés pour aider les égarés à retrouver leur chemin. Pour assurer leur sécurité, les habitants portent néanmoins un bracelet qui les géolocalise à tout moment.
Un autre village en préparation
À Saskatoon, un autre projet attend le financement qui lui permettra de voir le jour. Comme son nom l’indique, De Hogeweyk at Crossmount a pour modèle le village néerlandais qui a été pionnier en la matière. Le projet saskatchewanais s’adaptera toutefois à la réalité canadienne. « Les personnes souffrant de démence veulent continuer à vivre comme avant. Le climat est plus rude ici, mais l’idée, c’est de rendre leur vie aussi normale que possible. Les résidents pourront enfiler leur manteau et braver le froid s’ils en ont envie », dit Derek Kindrachuk, architecte principal de Kindrachuk Agrey Architecture et responsable du projet.
Vingt et une maisonnettes construites selon quatre ou cinq thèmes composeront l’ensemble. Là aussi, on trouvera des commerces de proximité. « Les couples dont l’un des partenaires vit avec la démence pourront s’installer dans une unité indépendante, ce qui sera une première dans les villages Alzheimer.» Pour favoriser les interactions et l’impression de vivre en société, l’ensemble sera ouvert au public. Un des locaux sera occupé par une garderie, ce qui permettra le contact entre jeunes et moins jeunes.
Et au Québec ?
Contrairement au projet de Langley, la résidence Humanitæ de Québec est un modèle nord-américain qui s’apparente au Green House Project, un réseau de maisons pour aînés aux États-Unis. Au lieu de prendre la forme d’un quartier articulé autour de places publiques, les «maisonnées» d’Humanitæ sont disposées en étages. Chacune accueille de 12 à 15 personnes qui ont leur chambre et leur salle de bain et qui se partagent un salon, une cuisine, une salle à manger et une verrière. Pour éviter aux résidents d’avoir à sortir l’hiver, les services sont regroupés dans l’imposant rez-de-chaussée divisé en zones thématiques.
« On y trouve un piano-bar, une terrasse, un parc, un magasin général, un salon de beauté… De grandes fenêtres permettent aux résidents de regarder dehors. La cour extérieure, elle, compte une fermette, un rond de feu, un bassin avec poissons et un camp de pêche », détaille Philippe Voyer, qui est consultant pour ce centre, propriété du Groupe Patrimoine.
La Maison l’étincelle, qui a ouvert ses portes en 2018 dans l’arrondissement montréalais de Verdun, s’inspire plus directement du modèle néerlandais. « Le complexe privé héberge 10 personnes souffrant d’alzheimer dans des chambres conçues comme des maisons, où tout rappelle le quotidien », dit l’architecte Amélie Plourde, l’une des responsables du projet chez BARIN architecture + design. Le corridor du bâtiment fait figure de rue principale, sur laquelle donnent un parc, une boulangerie et un bistro.
Ces espaces d’activité stimulent les résidents et les tiennent occupés. « Le choix des murales et des matériaux a été étudié. Il n’y a pas de miroirs pour ne pas les désorienter, pas de textures dures pour s’assurer qu’ils ne se blessent pas », ajoute l’architecte.
Selon la Société Alzheimer du Canada, 25 000 nouveaux cas de maladies cognitives sont diagnostiqués chaque année au pays. À défaut de guérir ces personnes, les villages Alzheimer et les établissements qui s’en inspirent peuvent leur offrir un environnement apaisant qui leur permet de continuer leur vie (presque) comme avant.